mercredi 6 novembre 2019

Rapport Malifaux


Comment j’ai failli mourir.

                S’étirant de tout son long, le petit chat noir écarte ses pattes, dévoilant ses griffes brillantes sous la pâle lanterne de la rue. La pluie a redoublé, de même que l’obscurité, et la lanterne à huile ne suffit plus à éclairer l’impasse étroite où se trouve le chariot. C’est d’ailleurs sous celui-ci que ce petit chat noir a trouvé un abri, attendant que les éléments se calment.

                La faim commence à le tenailler. Il a rarement un bon repas, et subsiste grâce aux restes que lui laisse le vieil humain qui vit dans cette impasse. Il agite un peu son corps, se réveillant et regardant la petite fenêtre entrouverte. Son lieu de passage vers de la nourriture. Il étudie tranquillement le trajet, assis et léchant l’une de ses pattes, puis se décide. La faim est la plus forte, et son assouvissement vaut bien un peu d’eau.

                Il chemine rapidement entre les abris, limitant le contact de la pluie froide, et atteint d’un saut agile la fenêtre, se précipitant à l’intérieur. L’endroit est peu chauffé, mais au moins il est à l’abri. Les restes sont au même endroit que les autres fois, sous un meuble large de bois sombre. Il prend le temps tout de même de repérer les lieux et, n’entrevoyant aucun danger, s’y rend.

                Tout en s’installant à son repas, il fixe les humains présents. L’un d’eux, un homme long et maigre, est presque allongé en arrière sur un lit, tandis que l’autre, plus gras et portant un tablier blanc tâché, est penché sur lui. A côté du lit se trouve une petite table sale et couverte de sang séché, sur laquelle est posé un grand bol de faïence écaillée, ainsi qu’une petite trousse de cuir. 

                L’homme gras se redresse. Son visage est luisant de sueurs et de graisse, des cheveux sales et gris en touffes exacerbent sa calvitie, et des lunettes rondes d’acier viennent cercler des petits yeux noirs. Il vient poser un bistouri poisseux dans le bol, essuie ses mains sur son tablier, puis réajuste les lunettes trop petites pour son visage.

                Alors que l’autre homme s’assied doucement, laissant siffler un geignement de sa voix aigüe, le chat entrevoit son visage émacié couvert de plaies et d’hématomes. Ses cheveux et sa barbe noirs, hirsutes, sont collés par le sang séché, tandis qu’une quinte de toux grasse le secoue violemment. L’homme gras attend un instant, puis dit enfin quelques mots de sa voix grave et gutturale.
-          « J’ai fait de mon mieux. Vous avez failli y rester Seamus cette fois. Je ne comprends pas vos blessures en réalité. On dirait une arme à feu. Je croyais que les Neverborns n’utilisaient pas d’arme à feu pourtant. »

Un silence gêné s’installe entre les deux hommes. Tandis que Seamus attrape sa redingote et s’assied au bord du lit, le chat commence, allongé sous le meuble, à se repaître des restes de viandes laissés pour lui. Seamus enfile avec une douloureuse lenteur une manche puis l’autre, puis ferme d’une main tremblante les boutons de sa redingote.

-          « Pandora m’a surpris, encore une fois. Vous voulez savoir, c’est ça ?
-           Oui » répond dans un chuchotement avide l’homme à la blouse.

Seamus relève la tête, le fixant de ses yeux noirs, une lueur de folie dansante dans sa rétine. Il se laisse aller à un rictus malgré les plaies fraichement recousues.

-          « J’étais en dehors de la ville avec les miens. Nous cherchions les restes d’un ancien sorcier que je voulais… vous saviez bien, vous me connaissez, je voulais le ramener. Mais dans le village Pandora et ses esprits nous attendaient.
-          Et ensuite ? » persiste l’autre homme, visiblement intéressé.
-          « J’ai envoyé mes filles de joie, mes chères « girls » en avant avec leur tenancière, Sybelle. Mais les esprits Chagrins de Pandora sortaient des maisons du village, et les prirent à parti. »

Le chat, se délectant de son repas, suit la scène, observant avec attention l’homme à la blouse.  Ce dernier, à mesure que Seamus parle, semble de plus en plus excité, ne dissimulant en rien les mouvements frénétiques de ses jambes.

-          « Ces Chagrins se sont repait d’une de mes filles. Mais le pire était à venir. »
Seamus s’humecte les lèvres, tant elles sont sèches. Il a perdu beaucoup de sang, il parle et la soif le gagne, pourtant il décide de continuer son récit, devant l’attention de son auditoire.

-          «Avec Sybelle et quelques filles, on est passé sur le côté. Une vieille tour se trouvait là, et j’y ai trouvé quelques restes. En sortant, j’ai alors vu surgir Pandora, et ses infectes créatures : Candy et Kade »
-          Ils étaient là aussi ? La petite fille et le bébé ?
-          Oui. On a alors senti leur terrible pouvoir s’abattre sur nous. Notre volonté vacillait, et nous avons commencé à tourner nos armes contre nous même ! Cette blessure que je porte, c’est bien une arme à feu. La mienne, avait laquelle j’ai failli me tuer ! »

                La voix de Seamus, devenu suraiguë, s’étrangle tandis qu’il termine son récit, visiblement encore secoué. Il passe doucement sa main sur ses plaies, puis fixe l’homme à la blouse.

-          « Etes vous satisfait, Docteur ? 
-          Oh que oui ! » répond l’homme, qui maintenant bouge ses doigts boudinés les uns contre les autres avec frénésie.

Seamus arbore alors un large sourire carnassier, tandis que ses yeux brillent d’une lueur meurtrière.

-          « Mais Docteur, j’ai réussi. J’ai eu tous les fragments, j’ai pu faire le rituel, et j’ai su. »

Le docteur se calme immédiatement, et le chat redresse la tête, sentant instinctivement une dangereuse tension dans la pièce.

-          « Je sais ce que vous êtes réellement, Docteur. Vous êtes aussi un esprit Neverborn. Une engeance  qui se nourrit des horreurs et atrocités tel un vampire. Votre attention et votre excitation pour mon récit le prouvent. Et ensuite vous tuez et dévorez vos victimes ! »

 Bien plus rapidement et agilement que le laissent penser son allure, le docteur tend la main vers le bol. Il cherche  à attraper le bistouri, mais sa main ne rencontre pas l’instrument là où il devait être, et vient frapper le bol, le faisant basculer de la table. Heurtant le sol, la faïence se brise, et le sang noirâtre se répand sur le parquet, glissant entre les lames du plancher. Seamus, qui avait pris le bistouri en avance, le glisse délicatement sur la gorge du docteur, avant de le repousser du pied.

Le coup était précis et net, et l’homme au tablier porte ses mains sur son cou, conscient que cela ne changera rien. Seamus, souriant et triomphant, est au-dessus de lui, faisant jouer le bistouri entre ses doigts. Mais le docteur sourit aussi. Il sent sa vie le quitter doucement, lui créature millénaire, mais se montre calme. 

Seamus se met à rire, un rire sifflant comme une flûte, puis il s’agenouille à côté de la créature agonisante.

-          « Oh, tu penses t’en sortir. Mais je connais aussi ton pouvoir. Tu vas d’humain en humain. Lorsque tu meurs, tu prends possession de l’humain présent dans la même pièce. Alors maintenant que tu es assez affaibli, moi je tire ma révérence. »

                Seamus se redresse et, devant le regard plein d’effroi du docteur et son rictus de peur, il effectue un salut grossier avec sa redingote, puis sort de la pièce en riant à gorge déployé. Le docteur tente de se retourner, mais ses doigts couverts de sang glissent sur le parquet et les forces lui manquent déjà.

« Comment cela, après tous ses siècles ! Comment cet homme a-t-il pu ? » pense-t-il avec colère. Sa vue se trouble, sa respiration est de plus en plus difficile. Il connait cela, il l’a tellement vu chez ses victimes. « Non non non » se répéte-t-il, tandis qu’il se débat avec l’énergie du désespoir, mais son corps ne lui répond plus. 

Il est là, gisant sur le dos, le froid se répand doucement en lui. Le sang ne coule presque plus, sa respiration est presque arrêtée. Dehors un chariot se met en route et quitte l’impasse lugubre, alors que le docteur rend son dernier soupir.


Musique à mettre pour lire la suite :
https://www.youtube.com/watch?v=GgnClrx8N2k


La pièce est silencieuse, et seul le son de la pluie à l’extérieur se fait entendre. Le chat sort doucement de sa cachette, s’assoit face au cadavre du docteur, et se frotte le museau avec une de ses pattes.
« C’est vrai que j’étais gras. Je savais bien que ce chat me servirait un jour. Mon pouvoir s’étend à toutes les créatures, Seamus, tu vas le découvrir. Et que cela me serve aussi de leçon, car après tous ses siècles, voila comment j’ai failli mourir ! »








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