Comment j’ai failli mourir.
S’étirant
de tout son long, le petit chat noir écarte ses pattes, dévoilant ses griffes
brillantes sous la pâle lanterne de la rue. La pluie a redoublé, de même que
l’obscurité, et la lanterne à huile ne suffit plus à éclairer l’impasse étroite
où se trouve le chariot. C’est d’ailleurs sous celui-ci que ce petit chat noir
a trouvé un abri, attendant que les éléments se calment.
La faim
commence à le tenailler. Il a rarement un bon repas, et subsiste grâce aux
restes que lui laisse le vieil humain qui vit dans cette impasse. Il agite un
peu son corps, se réveillant et regardant la petite fenêtre entrouverte. Son
lieu de passage vers de la nourriture. Il étudie tranquillement le trajet,
assis et léchant l’une de ses pattes, puis se décide. La faim est la plus
forte, et son assouvissement vaut bien un peu d’eau.
Il
chemine rapidement entre les abris, limitant le contact de la pluie froide, et
atteint d’un saut agile la fenêtre, se précipitant à l’intérieur. L’endroit est
peu chauffé, mais au moins il est à l’abri. Les restes sont au même endroit que
les autres fois, sous un meuble large de bois sombre. Il prend le temps tout de
même de repérer les lieux et, n’entrevoyant aucun danger, s’y rend.
Tout en
s’installant à son repas, il fixe les humains présents. L’un d’eux, un homme
long et maigre, est presque allongé en arrière sur un lit, tandis que l’autre,
plus gras et portant un tablier blanc tâché, est penché sur lui. A côté du lit
se trouve une petite table sale et couverte de sang séché, sur laquelle est
posé un grand bol de faïence écaillée, ainsi qu’une petite trousse de cuir.
L’homme
gras se redresse. Son visage est luisant de sueurs et de graisse, des cheveux
sales et gris en touffes exacerbent sa calvitie, et des lunettes rondes d’acier
viennent cercler des petits yeux noirs. Il vient poser un bistouri poisseux
dans le bol, essuie ses mains sur son tablier, puis réajuste les lunettes trop
petites pour son visage.
Alors
que l’autre homme s’assied doucement, laissant siffler un geignement de sa voix
aigüe, le chat entrevoit son visage émacié couvert de plaies et d’hématomes.
Ses cheveux et sa barbe noirs, hirsutes, sont collés par le sang séché, tandis
qu’une quinte de toux grasse le secoue violemment. L’homme gras attend un
instant, puis dit enfin quelques mots de sa voix grave et gutturale.
-
« J’ai
fait de mon mieux. Vous avez failli y rester Seamus cette fois. Je ne comprends
pas vos blessures en réalité. On dirait une arme à feu. Je croyais que les
Neverborns n’utilisaient pas d’arme à feu pourtant. »
Un silence gêné s’installe entre
les deux hommes. Tandis que Seamus attrape sa redingote et s’assied au bord du
lit, le chat commence, allongé sous le meuble, à se repaître des restes de
viandes laissés pour lui. Seamus enfile avec une douloureuse lenteur une manche
puis l’autre, puis ferme d’une main tremblante les boutons de sa redingote.
-
« Pandora
m’a surpris, encore une fois. Vous voulez savoir, c’est ça ?
-
Oui » répond dans un chuchotement
avide l’homme à la blouse.
Seamus relève la tête, le fixant
de ses yeux noirs, une lueur de folie dansante dans sa rétine. Il se laisse
aller à un rictus malgré les plaies fraichement recousues.
-
« J’étais
en dehors de la ville avec les miens. Nous cherchions les restes d’un ancien sorcier
que je voulais… vous saviez bien, vous me connaissez, je voulais le ramener.
Mais dans le village Pandora et ses esprits nous attendaient.
-
Et
ensuite ? » persiste l’autre homme, visiblement intéressé.
-
« J’ai
envoyé mes filles de joie, mes chères « girls » en avant avec leur
tenancière, Sybelle. Mais les esprits Chagrins de Pandora sortaient des maisons
du village, et les prirent à parti. »
Le chat, se délectant de son
repas, suit la scène, observant avec attention l’homme à la blouse. Ce dernier, à mesure que Seamus parle, semble
de plus en plus excité, ne dissimulant en rien les mouvements frénétiques de
ses jambes.
-
« Ces Chagrins se sont repait d’une de mes
filles. Mais le pire était à venir. »
Seamus s’humecte les lèvres,
tant elles sont sèches. Il a perdu beaucoup de sang, il parle et la soif le
gagne, pourtant il décide de continuer son récit, devant l’attention de son
auditoire.
-
«Avec
Sybelle et quelques filles, on est passé sur le côté. Une vieille tour se
trouvait là, et j’y ai trouvé quelques restes. En sortant, j’ai alors vu surgir
Pandora, et ses infectes créatures : Candy et Kade »
-
Ils
étaient là aussi ? La petite fille et le bébé ?
-
Oui. On a
alors senti leur terrible pouvoir s’abattre sur nous. Notre volonté vacillait,
et nous avons commencé à tourner nos armes contre nous même ! Cette
blessure que je porte, c’est bien une arme à feu. La mienne, avait laquelle
j’ai failli me tuer ! »
La
voix de Seamus, devenu suraiguë, s’étrangle tandis qu’il termine son récit,
visiblement encore secoué. Il passe doucement sa main sur ses plaies, puis fixe
l’homme à la blouse.
-
« Etes
vous satisfait, Docteur ?
-
Oh que
oui ! » répond l’homme, qui maintenant bouge ses doigts boudinés les
uns contre les autres avec frénésie.
Seamus arbore alors un large
sourire carnassier, tandis que ses yeux brillent d’une lueur meurtrière.
-
« Mais
Docteur, j’ai réussi. J’ai eu tous les fragments, j’ai pu faire le rituel, et
j’ai su. »
Le docteur se calme
immédiatement, et le chat redresse la tête, sentant instinctivement une dangereuse
tension dans la pièce.
-
« Je
sais ce que vous êtes réellement, Docteur. Vous êtes aussi un esprit Neverborn.
Une engeance qui se nourrit des horreurs
et atrocités tel un vampire. Votre attention et votre excitation pour mon récit
le prouvent. Et ensuite vous tuez et dévorez vos victimes ! »
Bien plus rapidement et agilement que le
laissent penser son allure, le docteur tend la main vers le bol. Il cherche à attraper le bistouri, mais sa main ne
rencontre pas l’instrument là où il devait être, et vient frapper le bol, le
faisant basculer de la table. Heurtant le sol, la faïence se brise, et le sang
noirâtre se répand sur le parquet, glissant entre les lames du plancher.
Seamus, qui avait pris le bistouri en avance, le glisse délicatement sur la
gorge du docteur, avant de le repousser du pied.
Le coup était précis et net, et
l’homme au tablier porte ses mains sur son cou, conscient que cela ne changera
rien. Seamus, souriant et triomphant, est au-dessus de lui, faisant jouer le
bistouri entre ses doigts. Mais le docteur sourit aussi. Il sent sa vie le
quitter doucement, lui créature millénaire, mais se montre calme.
Seamus se met à rire, un rire sifflant
comme une flûte, puis il s’agenouille à côté de la créature agonisante.
-
« Oh,
tu penses t’en sortir. Mais je connais aussi ton pouvoir. Tu vas d’humain en
humain. Lorsque tu meurs, tu prends possession de l’humain présent dans la même
pièce. Alors maintenant que tu es assez affaibli, moi je tire ma
révérence. »
Seamus
se redresse et, devant le regard plein d’effroi du docteur et son rictus de
peur, il effectue un salut grossier avec sa redingote, puis sort de la pièce en
riant à gorge déployé. Le docteur tente de se retourner, mais ses doigts
couverts de sang glissent sur le parquet et les forces lui manquent déjà.
« Comment cela, après tous ses siècles ! Comment cet homme
a-t-il pu ? » pense-t-il avec colère. Sa vue se trouble, sa
respiration est de plus en plus difficile. Il connait cela, il l’a tellement vu
chez ses victimes. « Non non
non » se répéte-t-il, tandis qu’il se débat avec l’énergie du
désespoir, mais son corps ne lui répond plus.
Il est là, gisant sur le dos, le
froid se répand doucement en lui. Le sang ne coule presque plus, sa respiration
est presque arrêtée. Dehors un chariot se met en route et quitte l’impasse
lugubre, alors que le docteur rend son dernier soupir.
Musique à mettre pour
lire la suite :
https://www.youtube.com/watch?v=GgnClrx8N2k
La pièce est silencieuse, et seul
le son de la pluie à l’extérieur se fait entendre. Le chat sort doucement de sa
cachette, s’assoit face au cadavre du docteur, et se frotte le museau avec une
de ses pattes.
« C’est vrai que j’étais gras. Je savais bien que ce chat me
servirait un jour. Mon pouvoir s’étend à toutes les créatures, Seamus, tu vas
le découvrir. Et que cela me serve aussi de leçon, car après tous ses siècles,
voila comment j’ai failli mourir ! »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire